dimanche 6 mai 2007

Un livre choc sur Annie Girardot


Annie Girardot....D'avant ! : Née le : 25 octobre 1931 à Paris. Mariage : avec le comédien Renato Salvatori. Une fille: Giulia née le 5 juillet 1962 En 1954 au Conservatoire : double premier prix de comédie, classique et moderne, que celle-ci remporte pour avoir interprété une scène de " La locandiera," de Carlo Goldoni.



Annie Girardot....D'avant ! : Née le : 25 octobre 1931 à Paris. Mariage : avec le comédien Renato Salvatori. Une fille: Giulia née le 5 juillet 1962 En 1954 au Conservatoire : double premier prix de comédie, classique et moderne, que celle-ci remporte pour avoir interprété une scène de " La locandiera," de Carlo Goldoni.


Maman ne sait plus...
L'actrice est atteinte de la maladie d'Alzheimer. Ecrit par sa fille, Giulia Salvatori, La Mémoire de ma mère (éd. Michel Lafon, parution le 19 avril) raconte l'inexorable évolution. Un cri d'amour et un journal de combat dont L'Express publie des extraits exclusifs

Baignade en Sardaigne*

Elle est là, la tête baissée, la joue pressée contre le montant métallique, les deux mains accrochées aux échelons de bois. Je ne vois pas son regard, elle cache son visage.
- Maman, qu'est-ce que tu as? C'est une crampe?
- Non, ça va.
- Tu veux remonter sur le bateau?
- Oui. Je veux remonter.[...]
- OK. Tu n'as pas besoin que je t'aide, quand même!
- Si, aide-moi... Je ne sais plus comment on fait pour remonter.
- Comment ça, tu ne sais plus?
- Je sais plus. Mes jambes, elles n'obéissent plus.

Le métro aérien

[...] C'est devant un club-sandwich, sur la terrasse de l'hôtel face à l'océan, que ma mère, désignant au loin les côtes de l'île aux Phoques, acheva de me désespérer.
- Regarde, Giulia. C'est le métroaérien. Le métro aérien là-bas, tu vois? Je ne pensais pas qu'ils avaient le métro dans ce pays.
Je restai sans voix. Un grand frisson me parcourut. Je ne voulais pas mettre de mots sur les symptômes de la maladie qui, j'en étais sûre maintenant, allait emporter ma mère loin de nous, vers les sables mouvants et arides du désert d'Alzheimer.

Le yaourt

Ce matin, maman est en forme et je suis bien contente de la trouver aussi jolie. Valera, le garçon qui s'occupe d'elle depuis que la maladie l'empêche de s'habiller toute seule, l'a soigneusement coiffée et maquillée. Il lui a mis un chemisier blanc avec des petites fleurs, celui qu'elle a rapporté de Russie, et la voilà assise, à table, la main droite soigneusement posée à côté de l'assiette, la main gauche sur sa cuisse. Cette main gauche dont elle ne sait plus se servir n'est pourtant ni atrophiée ni paralysée. Maman a juste oublié comment on fait pour utiliser un bras.
La première fois que je m'en suis aperçue, elle était à table et s'apprêtait à déguster un yaourt posé devant elle.
- J'adore les yaourts! me dit-elle joyeusement.
Seulement, pour manger un yaourt, il faut tenir le pot de la main gauche, si l'on est droitière. Or cette main reste dans le vide tandis qu'Annie attaque le yaourt avec sa petite cuillère et tente désespérément d'empêcher le pot de lui échapper.
- Maman... Quelque chose ne va pas?
- Non, non... C'est ce foutu yaourt qui se débine tout le temps...
- Mais, maman, tiens-le!
Elle me regarde, hébétée... Je prends sa main inerte, la soulève, la main s'accroche à la table, j'ai du mal à la détacher, je parviens à l'enrouler délicatement autour du pot de yaourt.
- Tu vois, maintenant tu peux manger...
Elle me lance un regard furieux, renverse de la main droite le yaourt sur la table, et s'écrie comme une adolescente butée:
- Bon, ça va, je ferme ma gueule.De toute façon j'ai toujours tort.
Je suis devenue l'«autorité», et parfois elle le supporte mal... [...]
Maman ne sait plus s'agripper à la vie.Pourtant je vois dans son regard, qui s'illumine parfois comme si elle voyait quelque chose au loin, qu'elle a envie de vivre. Le problème, c'est qu'elle ne sait plus comment.Elle ne sait plus pourquoi.Alors une immense bouffée de tendresse me monte dans la poitrine, jusqu'à me piquer les yeux et le nez.Maman, mon bébé...

Le temps des rumeurs

La rumeur a été dévastatrice, imparable et odieuse.
Elle a pris corps peu à peu dans un milieu où la compassion n'existe guère... sauf lorsqu'il s'agit de l'exhiber à la télé. Je ne sais pas qui est le premier - ou la première - à avoir balancé le ragot, mais il s'est vite répandu comme une traînée de boue.La Girardot picole! La Girardot est une poivrote!
La maladie commençait à progresser chez maman et nous n'étions au début qu'un tout petit nombre de proches à nous en apercevoir. Sans oser nous l'avouer, sans vouloir en parler.
En revanche, maman continuait à rencontrer beaucoup de monde et il est exact qu'en société son discours devenait parfois étrange et son comportement surprenant. Il lui arrivait aussi de ne pas reconnaître certaines personnes, ou d'utiliser un mot pour un autre.

Une démarche hésitante

[...] La rumeur a commencé à prendre corps. Elle radotait, et on mit cela sur le compte de l'alcool.Pour peu qu'elle se trouve dans un café à boire la «petite bière» qu'elle affectionnait, on la soupçonna de se pochetronner. [...]
Il est vrai qu'onla vit aussi tituber. On s'en gaussa charitablement, ce manque d'équilibre étant bien entendu attribué à un état d'ivresse. Que pouvions-nous répondre? La désintégration mentale va souvent de pair avec un déclin physique. [...]
Or, son mal de dos chronique était devenu une très grave scoliose avec dégénérescence de la colonne vertébrale. Lorsqu'elle alla consulter un spécialiste, celui-ci lui imposa le port permanent d'un corset. [...]
Elle ne voulait pas que cela se sache et, ainsi, s'exposa aux quolibets de ceux qui, voyant sa démarche hésitante et un peu mécanique, répandirent la fable de son intempérance.
Je m'aperçus aussi qu'elle avait souvent des hésitations et des difficultés en passant une porte ou en circulant au milieu de meubles qui semblaient devenir autant d'obstacles.

La Pianiste

Au début des années 2000, quand le mal s'est mis à faire des dégâts visibles, le bruit commençait à courir dans le métier que l'on ne pouvait plus compter sur Annie Girardot. Son agent de toujours, Artmédia, faisait déjà barrage aux propositions, si bien que ses prestations en France devenaient de plus en plus rares. Pourtant, maman n'avait jamais eu autant besoin de tourner, financièrement et moralement.
C'est un réalisateur autrichien,Michael Haneke, qui va lui permettre d'interpréter son dernier grand rôle au cinéma. Il lui envoie le scénario de La Pianiste et lui demande de jouer la mère d'Isabelle Huppert, une femme dominatrice et castratrice qui tyrannise sa fille, professeur de piano et obsédée sexuelle.
Maman, engoncée dans son corset, incarne formidablement ce personnage ravagé par la méchanceté, l'ennui et les pulsions sadiques.

Le trou sans fond de l'oubli

Lorsque la tournée fait relâche pendant trois mois, Annie retrouve Paris, son appartement et son chat, mais s'ennuie et ne songe plus qu'à repartir, qu'à continuer ces pérégrinations de saltimbanque qui furent toute sa vie.
- Et puis, je veux retrouver maman et Renato, mon mari [NDLR: tous deux décédés depuis des années].
- Pourquoi dis-tu cela, maman? Arrête!
- Mais ils sont tous les soirs dans la salle! Je les vois tous les soirs, assis au premier rang. Ce sont eux qui m'encouragent, c'est pour eux que je joue.
- Maman! Tu vas reprendre la tournée, ne t'inquiète pas...Elle sourit aux anges.[...]
Il faut jour après jour adoucir au mieux tous les angles, tous les coins, tous ces aigus qui menacent le corps fragile de ma mère.
C'est dur.
Dur, lorsqu'elle se tord de douleur parce que les médicaments ont bouleversé son équilibre intestinal. Dur, lorsqu'elle refuse de s'alimenter sous prétexte qu'elle est trop grosse, trop laide, difforme et qu'elle veut mourir. Dur, lorsque son regard rempli de haine se fixe sur moi et que ses mots deviennent des reproches, puis des injures, puis des ordures. Dur, lorsqu'elle se met à pleurer en disant: «Mais qu'est-ce qui m'arrive? Qu'est-ce qui m'arrive?» Dur, lorsqu'elle s'arrête en haut d'un escalier, complètement paralysée par le vertige. Dur, lorsqu'elle s'aperçoit qu'elle tombe dans ce trou sans fond de l'oubli et qu'elle bat vainement des bras pour se rattraper. Dur, lorsqu'elle se réveille en hurlant: «Les boches! Attention, voilà les boches!»
Mais le plus dur, c'est de guetter ce moment tant redouté, où je verrai dans ses yeux que je n'existe plus.

LEXPRESS.fr du 11/04/2007